GUBERNA, l’Institut belge des Administrateurs, fête ses trente ans. Avec la fondatrice et première Executive Director, la Prof. dr. Lutgart Van den Berghe, et l’actuelle Executive Director, Sandra Gobert, nous regardons en arrière et en avant. Sur le rôle de pionnier, la valeur d’une recherche rigoureuse et les raisons pour lesquelles la bonne gouvernance est aujourd’hui sous pression tout en demeurant indispensable.
L’Institut est né en 1995 avec un rôle missionnaire pour la gouvernance d’entreprise. Trente ans plus tard, GUBERNA est devenu une référence incontournable, avec des codes, des chartes, des formations et surtout : un impact mesurable. Entre-temps, le monde change. L’Europe pousse à la déréglementation, et aux États-Unis, les entreprises technologiques montrent que l’on peut croître sans s’appuyer sur les principes classiques de gouvernance.
Dans un tel contexte, la bonne gouvernance reste-t-elle pertinente ? Deux femmes qui ont façonné GUBERNA de près répondent.

LES DÉBUTS


Lutgart Van den Berghe, au lancement de GUBERNA, il était question d’un rôle missionnaire. Qui furent vos premiers convertis ?


Van den Berghe : « La première cible, la plus évidente, était les entreprises cotées. La gouvernance était déjà une obligation à l’international, surtout en matière d’autorégulation, sous l’impulsion du Royaume-Uni. Par ailleurs, on trouvait aussi un grand intérêt au sein des organisations sectorielles. Elles furent également nos premiers sponsors. Avec la FEB, nous avons également collaboré très rapidement. Ce sont principalement les secteurs qui percevaient l’importance et la nécessité d’une bonne gouvernance qui ont répondu positivement. »
Et qui était plus difficile à convertir ?
Van den Berghe : « Les entreprises familiales et les PME n’étaient pas encore prêtes pour cet exercice de gouvernance à cette époque. Et pour être honnête : nous nous concentrions nous-mêmes d’abord sur ce que nous pouvions apporter aux entreprises cotées. Elles étaient plus faciles à convaincre, car il existait déjà une tendance internationale claire vers des obligations de gouvernance. »
Gobert : « En ce qui concerne les PME et les entreprises familiales, nous jouons aujourd’hui encore ce rôle de pionnier. Dans les grandes entreprises, la gouvernance reste en partie un exercice dicté par la conformité : imposée par la législation, les structures de financement, les investisseurs, les codes. Pour les PME, c’est un exercice entièrement volontaire. Il est d’autant plus essentiel de leur montrer que la bonne gouvernance crée réellement de la valeur. Et c’est ce que nous faisons. »

 

Sandra Gobert, ce rôle de pionnier est-il encore pertinent aujourd’hui ?

Gobert : « Il reste pertinent, car nous observons aujourd’hui un véritable retour de bâton en matière de bonne gouvernance. La question revient : la bonne gouvernance est-elle encore importante ? Dans le monde entier, on voit de grandes entreprises bâtir des capitalisations énormes sans ce que nous considérons traditionnellement comme une bonne gouvernance. La gouvernance est un concept dynamique. Elle doit constamment s’adapter au secteur, aux circonstances et à l’environnement dans lequel une organisation évolue. »

 

LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

La recherche scientifique fut une pierre angulaire dès le début. Pourquoi ?

Van den Berghe : « Si vous voulez vraiment développer la gouvernance dans son ensemble, il faut l’aborder de manière multidisciplinaire. À l’international, l’approche juridique était déjà très forte, mais nous sentions que la gouvernance allait bien plus loin. C’est pourquoi nous avons mené nous-mêmes des recherches : d’abord du desk research, puis très rapidement directement auprès des entreprises. Cette recherche nous a donné de la crédibilité. Nous pouvions démontrer que notre mission consistait à traduire ces principes internationaux à la réalité des entreprises belges cotées. C’est ainsi que nous sommes arrivés à notre leitmotiv : “Network inspires content, content inspires network”. Cette interaction est aujourd’hui l’ossature de GUBERNA. »
Gobert : « Cette recherche scientifique est en réalité notre véritable PVU. Quand nous publions quelque chose, c’est fondé. Nous travaillons avec une pollinisation croisée unique en Belgique. Nos confrères parlent surtout à partir de leur expérience personnelle et de leur connaissance du terrain. Les business schools, elles, partent d’une recherche théorique rigoureuse. Chez nous, les deux mondes se rencontrent. Cela nous distingue. Voilà pourquoi nous accordons tant d’importance à l’ordre de notre baseline : “content inspires network, network inspires content”. Chez nous, tout part du contenu. Nous regardons le travail scientifique, mais toujours avec la question : est-ce pertinent pour la pratique ? Ensuite, nous le confrontons à ce qui vit sur le terrain. Cet ordre reste la colonne vertébrale de tout ce que nous faisons. »

 

2019 : UN NOUVEAU CHAPITRE


Sandra Gobert, lorsque vous êtes arrivée en 2019 comme executive director, quelles furent vos premières impressions ?


Gobert : « GUBERNA était déjà un institut de connaissance très solide : bien connu des grandes entreprises, avec une quantité énorme de contenu intéressant, beaucoup de rigueur et un haut standard d’excellence. Durant ma première année, j’ai surtout misé sur la consolidation de ces connaissances et sur la digitalisation de nos processus. Sous l’impulsion du président Gaëtan Hannecart, nous avons, lors d’un conclave stratégique en juin 2019, réexaminé notre mission, notre vision et nos valeurs. Et c’est là que GUBERNA est en quelque sorte né une seconde fois, avec une purpose claire : “Better boards, better organizations, a better world”. »
« C’était assez révolutionnaire à l’époque. Nous avons affirmé que la gouvernance devait aussi être orientée vers les résultats et contribuer à la création de valeur durable. Cette même idée a ensuite été intégrée dans le Code 2020 pour les entreprises cotées. À ce moment-là, on considérait encore la gouvernance principalement comme des structures et des processus, point. Alors qu’en 2019, nous indiquions : il faut aussi s’arrêter sur le “pourquoi”. La gouvernance existe pour soutenir la performance, et cela va bien au-delà de la seule performance financière. »

 

L’HÉRITAGE

Quels furent les principaux jalons, codes et chartes auxquels GUBERNA a contribué ?


Van den Berghe : « Le premier code auquel nous avons participé fut celui pour les entreprises cotées. Il a connu plusieurs versions au fil des ans, chacune sous un président différent : le code Lippens, le code Daems… presque chaque président avait sa propre édition. Ensuite, il y eut le code pour les entreprises non cotées, sur lequel nous avons étroitement collaboré avec Paul Buysse. Et en tant qu’institut, nous avons également été l’un des piliers du développement du code pour le non-marchand, avec la Fondation Roi Baudouin.
Nous avons également rédigé régulièrement des mémorandums pour le monde politique, notamment sur la bonne gouvernance des entreprises publiques. Dans certains cas, ces recommandations ont été reprises presque littéralement dans l’accord gouvernemental. La réglementation concernant BPOST et Proximus a, par exemple, été adaptée sur la base de notre travail. »


Sandra Gobert, quels jalons considérez-vous comme déterminants ?
Gobert : « La contribution aux différents codes de gouvernance a réellement été un jalon essentiel. Nous n’étions pas seulement impliqués, nous étions souvent co-initiateurs. GUBERNA est l’un des fondateurs de la Commission Corporate Governance. Et nous avons également contribué à la création d’ECODA, la confédération européenne des instituts d’administrateurs.
Sur le plan de la recherche, je pense immédiatement à notre travail sur les board dynamics, sous la direction de notre précédente directrice académique, Abigail Levrault. C’était véritablement novateur. Aujourd’hui, tout le monde parle des dynamiques de conseil, mais à l’époque, nous étions les seuls à les approfondir scientifiquement.
Une autre étape importante fut notre ouverture aux entreprises publiques. Là aussi, nous avons produit un travail innovant : la Charte de l’Administrateur Public, les mémorandums pour les élections… et à chaque fois, on constate que ces recommandations se retrouvent presque mot pour mot dans les accords gouvernementaux. »

 

LE MOMENT DÉCISIF


Lutgart Van den Berghe, quel fut le tournant qui a permis la percée de GUBERNA ?


Van den Berghe : « Le premier véritable tournant fut notre implication dans la création de la Commission Corporate Governance. C’est l’organe qui élabore le code pour les entreprises cotées. Lorsque l’UE a imposé que chaque pays organise un monitoring de la conformité à ce code, nous avons été sélectionnés pour mener cette recherche. C’était une reconnaissance claire de notre expertise. »
« Un deuxième tournant a été la fusion avec la Fondation des Administrateurs. En raison du lien avec Vlerick, notre profil était fortement flamand, et du côté francophone, il existait une sorte de contrepoids. Nous avons tenté de fusionner quatre ou cinq fois. Sous la présidence de Maurice Lippens, cela a finalement abouti. Cela nous a apporté beaucoup plus de crédibilité au niveau national. »

Lutgart

RÉSISTANCES ET MENACES

Où se situe aujourd’hui la plus grande résistance à la poursuite de la professionnalisation de la gouvernance ?


Gobert : « Trois éléments jouent un rôle. Premièrement, les entreprises se trouvent aujourd’hui dans des circonstances particulièrement difficiles. Il y a tant de choses simultanément à l’agenda qu’il ne semble plus y avoir d’espace pour s’occuper de bonne gouvernance. Lorsque la pression est forte, ce type d’éléments essentiels est souvent relégué au second plan. »
« Deuxièmement, une sorte de confusion babylonienne est apparue entre bonne gouvernance et réglementation. La pression réglementaire est énorme. Les entreprises commencent à voir la gouvernance comme un ensemble de règles et de codes, et on entend alors : “Nous n’avons plus le temps pour la stratégie.” »
« Et troisièmement, on observe une forte polarisation dans la pensée. Dans des circonstances extrêmes, la pensée binaire devient presque naturelle. On entend alors des arguments comme : “Pourquoi investir dans la bonne gouvernance si les plus grands acteurs du marché ne le font pas et sont tout de même performants ?” »
Lutgart Van den Berghe, la gouvernance est-elle menacée par la tendance à la déréglementation ?
Van den Berghe : « L’un de mes premiers articles académiques portait sur le mouvement pendulaire entre régulation et dérégulation. Et l’on voit que la gouvernance souffre aujourd’hui de la “régulite” que nous avons accumulée ces dix, quinze, vingt dernières années. Ce n’est pas causé par GUBERNA, mais bien par la formalisation croissante : les obligations de reporting, les contrôles, et ainsi de suite. »
« J’ai toujours plaidé pour la primauté du fond sur la forme. Je préfère mille fois une entreprise qui publie peu sur l’ESG mais qui agit correctement, que l’inverse. Nous devons reconnaître que le formalisme a ses limites. Et nous devons veiller à remettre cette régulite dans de bonnes proportions. »

 

L’AVENIR

Quels sont les défis les plus urgents pour la bonne gouvernance ?


Van den Berghe : « Le défi le plus important reste l’acceptation et le respect du contre-pouvoir. Et donc la volonté d’assumer le coût supplémentaire qu’impliquent la concertation et le consensus. L’exemple le plus extrême se situe aujourd’hui aux États-Unis, où la prise de décision ne repose presque plus sur la concertation. »
« Bien sûr, il est plus simple qu’une seule personne, aux commandes, ne tienne compte de personne et dise : “Je décide.” Mais je reste convaincue que l’on arrive à de meilleures décisions par la concertation. Je crois profondément à la “wisdom of crowds”, et je trouve dangereux de concentrer trop de pouvoir en un seul endroit. »
« Pour moi, l’essence de la gouvernance réside dans une méthodologie de décision qui permet de prendre des décisions dans l’intérêt de l’organisation, et non dans l’intérêt personnel. »
Gobert : « Le défi le plus urgent est de sortir de cette pensée purement axée sur la conformité et de se concentrer réellement sur la création de valeur. Cela demande un regard critique sur vos propres modèles, structures et processus. Et aussi sur la composition de votre conseil d’administration. Comment vous assurer que vous avez autour de la table un groupe de personnes dont la dynamique fonctionne réellement ? »
Quelle évolution jugez-vous la plus nécessaire : des règles plus strictes ou un changement de culture – et pourquoi ?
Gobert : « Le changement de culture est le plus important. C’est sur cela qu’il faut miser, car les règles strictes ne créent pas de valeur en soi. La valeur n’apparaît que lorsque vous travaillez sur une culture ouverte, innovante, inclusive et même expérimentale. C’est là que se trouve le véritable levier de progrès.
Les cadres réglementaires stricts entrent souvent en conflit avec cette dynamique. Une réglementation rigide s’accorde difficilement avec l’innovation. »
Les conseils d’administration sont-ils prêts pour l’avenir ?
Gobert : « Être future-proof est en réalité un exercice permanent. Il s’agit d’ajuster continuellement : avez-vous les bonnes personnes autour de la table, avec les bonnes informations, et avec une dynamique qui permet de prendre des décisions difficiles ?
Vous pouvez imaginer les structures et les processus les plus parfaits, mais au final, ce sont les personnes qui font la différence. La culture, l’ouverture, la réflexion critique : ce sont ces éléments qui déterminent si un conseil d’administration peut relever les défis de demain. »
« Et la technologie joue aujourd’hui un rôle clé. La quantité d’informations que les administrateurs doivent traiter ne fait qu’augmenter. L’IA n’est pas un gadget ; elle deviendra une composante essentielle de leur obligation fiduciaire. Refuser de travailler avec l’IA deviendra le nouvel équivalent de l’administrateur qui refuse d’utiliser une calculatrice. »
Que doit être la réponse à la résistance contre la gouvernance ?
Gobert : « Continuer à convaincre. Et continuer à communiquer, surtout sur la base d’une recherche scientifique rigoureuse. Cette polarisation, cette pensée binaire, ne peuvent être surmontées que par la diffusion d’informations justes et fiables. C’est finalement la seule réponse viable. »
Y a-t-il quelque chose qui vous inquiète ?
Gobert : « Que la polarisation s’aggrave encore. Que des positions ou décisions inconsidérées, unilatérales et non étayées prennent le dessus. Ce serait dommageable pour la société et pour la bonne gouvernance. À court terme, cela peut peut-être créer des opportunités pour certains entrepreneurs, mais à long terme, c’est tout simplement néfaste pour l’économie. »

Gobert

LEÇONS DE TRENTE ANNÉES

Quelle est pour vous la leçon la plus importante de trente ans de gouvernance ?
Van den Berghe : « Que ce n’est jamais terminé. Le contexte change constamment, et les organisations évoluent avec lui. Les nouvelles générations apportent également d’autres idées sur la manière de prendre des décisions et sur les personnes à impliquer. La gouvernance doit donc être une forme d’amélioration continue. Il n’existe pas d’évangile valable pour tous. One size does not fit all. »
Gobert : « La leçon la plus importante est que les personnes font la différence. Vous pouvez concevoir les meilleures structures et modèles, mais au final, ce sont les personnes qui agissent. Ces structures sont nécessaires comme frein lorsque cela va mal, ou comme catalyseur pour donner plus d’impact aux personnes fortes. Mais tout commence et se termine avec les personnes.
La deuxième leçon est que la connaissance est cruciale. Nous avons tous nos biais. La seule manière de les dépasser est d’objectiver. Et pour cela, il faut de la recherche. »

FIERTÉ

De quoi êtes-vous le plus fière ?


Van den Berghe : « Que GUBERNA ait vu le jour, qu’il ait eu un impact, et qu’il existe encore aujourd’hui. Et peut-être aussi l’espoir discret qu’il ne fera que s’améliorer à l’avenir. »
Gobert : « De l’équipe. Ce qui me donne le plus de satisfaction, c’est de voir les personnes grandir. Et il existe en réalité un parallèle avec la gouvernance : voir les personnes grandir, voir les entreprises grandir. Lorsque vous constatez que les organisations s’améliorent grâce à ce que nous leur apportons et progressent, cela me rend véritablement fière. »

 

EXTRAITS MIS EN AVANT

Lutgart Van den Berghe
« L’essence de la gouvernance est une méthodologie de décision permettant d’aboutir à des décisions dans l’intérêt de l’organisation. Pas dans l’intérêt personnel. »
« Je préfère largement une entreprise qui publie peu sur l’ESG mais qui agit très bien, que l’inverse. Le fond avant la forme. »
« One size does not fit all. Il n’existe pas d’évangile valable pour tous. »
Sandra Gobert
« Une confusion babylonienne est apparue entre bonne gouvernance et réglementation. Les entreprises pensent : encore plus de règles. Nous n’avons plus de temps pour la stratégie. »
« Vous pouvez imaginer les structures et modèles parfaits. Mais ce sont les personnes qui font la différence. »
« Le rôle pionnier de GUBERNA demeure, car il existe un important retour de bâton contre la bonne gouvernance. La question revient : la bonne gouvernance est-elle encore importante aujourd’hui ? »

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