Le dividende des sociétés familiales à l’épreuve du coronavirus : la cerise ou le gâteau ?
Les politiques de dividende déstabilisées par la crise sanitaire
Les entreprises familiales d’une certaine taille et maturité sont traditionnellement caractérisées par une prise de risque équilibrée et un dividende stable. Ces entreprises se distinguent en effet par la présence d’un actionnariat familial de contrôle, pour qui la création de valeur à long-terme prime sur le profit à court-terme. Certaines d’entre elles, surnommées les « aristocrates du dividende » par le journal De Standaard [i], versent le même dividende depuis plus de 25 ans. Or l’on sait que la plupart des sociétés cotées belges ont un ou plusieurs actionnaires familiaux : selon une étude publiée par De Tijd, en 2019, les actionnaires familiaux connus ont récolté 27,5% des dividendes versés par les sociétés cotées [ii].
La crise sanitaire liée au COVID-19 est-elle venue rebattre les cartes de ce modèle en apparence immuable ? Dans une étude récente, GUBERNA a révélé que 25% des sociétés belges cotées en bourse ont décidé de réduire ou de supprimer leur dividende en 2020 tout en mentionnant la pandémie de coronavirus comme l’une des raisons de ce choix.
Le caractère abrupt de la crise a pris tout le monde par surprise et a contraint maintes sociétés à revoir en urgence leur politique de dividende. En d’autres termes, ces dernières ont dû faire preuve de prudence et opérer un choix crucial entre la rentabilité à court-terme et la stabilité à long-terme. Un tel revirement de situation inattendu a parfois été mal accueilli par certains actionnaires familiaux.
Le dividende comme mécanisme de gouvernance
Pour comprendre la portée de ces décisions radicales, il est essentiel de saisir le rôle joué par le dividende dans les sociétés, en ce compris les sociétés dites familiales. En règle générale, le dividende récompense un risque financier pris par l’actionnaire. Lorsque la société réalise un bénéfice, le dividende peut être est plus élevé ; en revanche, si le résultat est mauvais, le dividende est moins élevé voire inexistant.
Néanmoins, le choix de nombreuses sociétés familiales de verser un dividende stable dans le temps suggère que la distribution des bénéfices poursuivrait aussi d’autres objectifs, notamment non-financiers. Ceci peut s’expliquer par les intérêts divergents entre les actionnaires actifs et non-actifs. Considérons un exemple : une famille d’entrepreneurs compte trois frères et sœurs qui possèdent chacun un nombre égal de parts de la société familiale. Les deux ainés sont actifs dans le management de l’entreprise tandis que le cadet ne l’est pas. Souvent, l’engagement et l’implication diffèrent entre les membres actifs et les non-actifs. Leurs intérêts peuvent ainsi diverger : les membres internes privilégieront généralement le développement de l’entreprise et auront tendance à limiter la distribution des dividendes au profit d’investissements dans la société, tandis dans la pratique, on observe que le membre non-actif préférera souvent voir sa part des bénéfices versée.
Ces divergences d’intérêts constituent un cas typique de ce que les économistes appellent un problème de « principal – agent », où le « principal » délègue le pouvoir de décision aux agents. Etant donné que de nombreuses décisions ayant une incidence financière sur le principal sont prises par l'agent, des différences de priorités et d'intérêts peuvent survenir. Cette situation n’est pas propre aux sociétés familiales : dans les sociétés cotées, le problème principal-agent se manifeste régulièrement entre les actionnaires majoritaires et les actionnaires minoritaires ; dans les sociétés familiales (non cotées), les conflits d’intérêt intra-familiaux tels que décrits dans le paragraphe précédent sont plus fréquents [iii]. La crise économique que nous connaissons actuellement est bien sûr susceptible d’exacerber les tensions.
La définition d’une politique de dividende représente dans ce contexte un moyen d’atténuer les conflits entre les différentes catégories d’actionnaires, en apportant de la sécurité et un certain degré de contrôle aux actionnaires familiaux non-actifs. Plus qu’un simple instrument financier, le dividende est donc utilisé par les sociétés et leurs actionnaires comme un mécanisme de gouvernance. Dans la lignée de la première vague de bonne gouvernance [iv], le conseil d’administration joue une rôle clé à cet égard : il propose la stratégie ainsi que la distribution du bénéfice et doit pour ce faire favoriser un alignement des différents actionnaires et opérer un arbitrage entre les intérêts à court-terme et à long-terme.
Mieux vaut prévenir que guérir
Comment réfléchir à cette politique de dividende au sein des sociétés familiales au regard de ce qui précède, en particulier dans un contexte économique incertain ? La réponse à cette question dépend en réalité de nombreux facteurs : le stade de développement de la société, le nombre de générations d’actionnaires impliquées, la concentration de l’actionnariat, le secteur d’activité, etc. En matière de gouvernance, one size does not fit all, ce qui signifie que chaque famille doit trouver la solution qui convient le mieux à sa situation spécifique. Cependant, il est possible de définir quelques best practices. Nous en développons deux ci-dessous.
L’adage « mieux vaut prévenir que guérir » constitue un principe fondamental de la bonne gouvernance et permet d’éviter d’éventuelles mauvaises surprises. Dans ce cadre, la crise du Covid a rappelé que la définition d’une stratégie actionnariale claire constitue une première bonne pratique au niveau des familles. Partant de cette stratégie, il est important que les membres actifs et non-actifs de la famille s’entendent sur ce qu’ils attendent en termes d’appétit pour le risque et de dividende, et le communiquent clairement à la société. Inscrire ces éléments « noir sur blanc » dans une charte familiale pourra également s’avérer utile. Si malgré tout, l’affectation du bénéfice décidée par la société provoque le mécontentement d’un certain nombre d’actionnaires familiaux, cette réaction indique qu’une piqure de rappel est nécessaire afin que tout le monde soit pleinement au courant de la politique de dividende approuvée. Cela pourrait aussi constituer un signal qu’un nouvel alignement doit être forgé sur ces questions. L’essentiel est de pouvoir en discuter en toute transparence.
Une autre best practice est bien évidemment l’éducation. Même si on ne s’implique pas activement dans le business familial, le simple fait d’être actionnaire familial requiert des compétences et une formation adéquates afin d’avoir une bonne compréhension de ses droits et obligations et des mécanismes de la gouvernance. Dans le cadre de cette éducation, il importe que la next gen soit pleinement conscientisée que la distribution du bénéfice constitue avant tout la récompense d’une prise de risque. Le dividende n’est donc pas une donnée immuable et acquise à vie.
Un dividende de solidarité ?
Dans un article publié dans la prestigieuse Harvard Business Review [v], L. S. Paine affirme que la pandémie de COVID-19 réécrit les règles de la gouvernance d’entreprise. Elle explique que la primauté de l’actionnaire, qui repose sur la théorie principal-agent, semble céder la place à un modèle de gouvernance plus riche qui place la santé et la résilience de l'entreprise en son centre. Ce mouvement déjà existant avant la crise, est accéléré par cette dernière. Dans ce modèle parfois appelé « troisième vague de gouvernance » [vi], l’entreprise n’existe plus uniquement pour maximiser les bénéfices de ses actionnaires, mais aussi pour répondre aux besoins de ses parties prenantes (employés, fournisseurs, clients, société civile, …).
Toujours selon Paine, ce nouveau modèle a un impact évident sur les discussions relatives au dividende, qui ont porté en 2020 sur une série de considérations : le caractère éthique du versement d’un dividende à un moment où les employés sont licenciés, le conditionnement des aides gouvernementales à une suppression du dividende [vii], les effets du maintien ou de la réduction du dividende sur la réputation de l’entreprise, les attentes des actionnaires, … pour n’en citer que quelques-uns. On comprend donc encore mieux la portée du choix crucial opéré par les conseils d’administration en pleine pandémie de COVID-19, entre la rentabilité à court-terme et la création de valeur durable à long-terme. Par exemple, en 2020, la société D’Ieteren a annulé l’augmentation prévue du dividende afin d’alimenter un fond de solidarité pour les collaborateurs qui souffriraient des conséquences du coronavirus. La société Solvay a elle aussi créé un fonds de solidarité à cet effet, dans lequel les actionnaires peuvent verser leur dividende sur base volontaire.
Si personne ne peut prédire de quoi demain sera fait, il est évident que ces demandes sociétales seront toujours présentes après la pandémie de COVID-19. Le mouvement ESG (acronyme de « Environnemental, Social, Gouvernance »), qui vise à porter une attention accrue aux problématiques sociétales et à prendre un rôle plus actif dans le traitement de ces dernières, est là pour durer. Cette tendance poussera-t-elle les entreprises à verser à l’avenir une partie de leurs bénéfices à des œuvres caritatives ou environnementales, donnant lieu à un « dividende de solidarité » ? Le débat est ouvert.
En conclusion, le dividende n’est ni la cerise, ni le gâteau, mais un des ingrédients parmi d’autres pour préparer un délicieux gâteau aux cerises.
GUBERNA Centre Family Business Governance
Liesbeth De Ridder, Secretary General, GUBERNA
Nicolas Coomans, Junior Researcher, GUBERNA
[i] Jan Reyns, “Belgische dividendaristocraten zijn uw geld waard”, De Standaard, 24 octobre 2020
[ii] Serge Mampaey, “Rijkste families innen ruim kwart van dividenden”, De Tijd, 27 avril 2019
[iii] Michiels, Anneleen, Wim Voordeckers, Nadine Lybaert, and Tensie Steijvers. "Dividends and family governance practices in private family firms." Small Business Economics 44, no. 2 (2015): 299-314.
[iv] Dans les deux premières « vagues de bonne gouvernance », les thèmes centraux concernent respectivement la détermination des rôles au sein du conseil d’administration et la surveillance de l’équilibre entre actionnaires.
[v] Lynn S. Paine, “Covid-19 Is Rewriting the Rules of Corporate Governance”, Harvard Business Review, 6 octobre 2020
[vi] La « troisième vague de bonne gouvernance » met l’accent sur l’alignement des intérêts des différentes parties prenantes internes et externes.
[vii] Le gouvernement fédéral belge a notamment conditionné certaines mesures de soutien économique (par exemple la dispense de versement du précompte professionnel, ou encore la modification des pourcentages des versements anticipés d’impôts sur les revenus) à un non-versement de dividendes en 2020.