La saison 2024 des assemblées générales s’est achevée. A nouveau, elle a été mouvementée par les campagnes d’actionnaires activistes poursuivant des méthodes et objectifs divers. C’est l’occasion de faire un bilan de l’activisme actionnarial en 2024. Dans cet article, nous nous poserons deux questions en particulier : 

  • Comment a évolué l’activisme actionnarial en 2024, en ce qui concerne son intensité, ses objectifs et ses méthodes ? 

  • Quelles pratiques de gouvernance les conseils d’administration mettent-ils (et peuvent-ils mettre) en œuvre pour gérer au mieux les demandes des actionnaires activistes ? 

L’assemblée générale : une arène pour les actionnaires 

D’un point de vue légal, rappelons que l’assemblée générale d’une société (cotée) joue un rôle crucial : la nomination et la révocation des administrateurs, la modification des statuts, le vote des budgets et des comptes annuels, l’approbation de la politique et du rapport de rémunération (dans le cas des sociétés cotées) constituent quelques-unes de ses prérogatives selon le droit. Globalement, l’assemblée générale possède les pouvoirs les plus étendus pour poser ou ratifier les actes qui intéressent la société. Surtout, elle constitue l’« arène » où s’exprime la voix des différents actionnaires : ces derniers y disposent du droit de vote ainsi que du droit de poser des questions. Il n’est donc pas surprenant que l’assemblée générale soit le théâtre de « campagnes activistes » par des actionnaires souhaitant influencer les décisions importantes de l’entreprise. C’est essentiellement le cas dans les sociétés cotées en bourse, étant donné la mobilité et la dispersion du capital, ainsi que la ‘publicité’ des décisions desdites entreprises. 

Globalement, nous définirons l’activisme actionnarial comme “shareholders’ attempt to pressure the management [and the Board] for changes in corporate policies and governance with the aim to improve firm performance”1. 

Une forte médiatisation des campagnes activistes en 2024 

La saison 2024 des assemblées générales ne fait pas exception. De nombreux exemples d’activisme actionnarial ont fait la une de l’actualité en Belgique et à l’étranger. En Belgique tout d’abord, on peut citer la récente lutte de pouvoir entre l’investisseur Marc Coucke et le conseil d’administration de la société Unifiedpost sur des questions de performances financières2. L’assemblée générale du transporteur de gaz Fluxys a pour sa part été la cible d’ONG et d’actionnaires mécontents sur la question du transbordement de gaz russe3. A l’étranger, certains actionnaires activistes ont reproché à TotalEnergies le cumul des fonctions de président et directeur général, et ont appelé les autres actionnaires à voter contre le renouvellement du mandat du PDG Patrick Pouyanné. En parallèle, un groupe d’investisseurs ont exhorté l’entreprise à arrêter ses plans d'expansion sur les énergies fossiles4. Notons enfin que Nestlé a récemment été mise sous pression par certains investisseurs qui ont déposé une résolution pour que l’entreprise offre plus de produits alimentaires ‘sains’5. Ces divers exemples illustrent la diversité des campagnes activistes, tant en ce qui concerne les secteurs visés que les motivations des activistes. 

 

Dans les chiffres : tassement de l’activisme en Europe et focalisation sur la gouvernance 

Au-delà des titres de presse, il est intéressant d’objectiver quantitativement l’importance de l’activisme actionnarial. Une récente enquête de Barclays portant sur l’activisme actionnarial lors du premier trimestre de 2024 montre une diminution de près de 19% du nombre de campagnes activistes au niveau mondial par rapport à la même période en 2023. En Europe, cette diminution s’élève même à 52%6. La forte médiatisation des campagnes activistes ne semble donc pas corroborée par les chiffres. Cependant, il convient de considérer ces données avec prudence étant donné leur caractère très récent.   

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L’enquête de Barclays nous offre aussi une idée des objectifs poursuivis par les actionnaires activistes : dans près de 50% des cas, ces derniers cherchent à influencer la composition du conseil d’administration des entreprises. Le rapport de Diligent « Shareholder Activism Annual Review 2024 »7 met également en évidence certaines tendances dans les demandes des actionnaires activistes au niveau mondial : les changements dans la composition du conseil d’administration et la désignation/démission du C.E.O. restent les demandes de prédilection. On observe par ailleurs une forte croissance des campagnes activistes visant les politiques de rémunération. Peut-on y voir un lien avec la tendance du say-on-pay ? L’objectif sous-jacent de ces demandes reste généralement l’augmentation de la performance financière des entreprises et de la valeur pour les actionnaires. Néanmoins, les campagnes activistes peuvent aussi poursuivre des objectifs non financiers, en particulier des buts environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Le rapport de Diligent confirme cette tendance : sur 156 campagnes activistes en Europe en 2023, 62 poursuivaient des objectifs ESG. Cependant, on constate ici aussi une érosion du nombre de demandes. 

Enfin, le rapport révèle que les méthodes les plus communes des actionnaires activistes sont le vote (sur des résolutions actionnariales) ou la conclusion d’un accord avec l’entreprise. En réalité, les méthodes des actionnaires activistes peuvent être plus diversifiées, allant de méthodes douces (communication, propositions informelles) à des stratégies agressives (vote à l’encontre des propositions du management). Une tendance actuelle est d’ailleurs le recours à l’action en justice, en particulier sur les sujets ESG : des ONG ou des actionnaires intentent un procès dans l’espoir d’impacter les politiques environnementales ou sociales d’une entreprise. L'affaire Milieudefensie c. Shell, qui porte sur le changement climatique, en est un exemple récent et célèbre : en 2021, un jugement du tribunal de la Haye a imposé à Shell une réduction de ces émissions CO2 de 45% d'ici 2030, à la suite d’un procès intenté par des ONG activistes. Cette décision a été annulée par la cour d’appel de la Haye le 12 novembre 2024, sans pour autant remettre en cause le principe de la responsabilité de Shell.

 

Et la Belgique ? 

La Belgique n’est généralement pas considérée comme un terreau fertile aux campagnes d’actionnaires activistes, notamment dû à la présence d’actionnaires de référence stables dans l’actionnariat des sociétés cotées. Cependant, les exemples évoqués plus haut montrent que notre pays n’est pas épargné par ce phénomène. Pour en savoir plus, nous avons interrogé une quinzaine de secrétaires généraux d’entreprises belges cotées en bourse. Nous partageons avec vous quelques résultats marquants : 

  • L’activisme actionnarial semble rester un phénomène limité pour les sociétés cotées belges. Par exemple, parmi les 15 entreprises interrogées, seules deux ont été la cible d’activistes actionnariaux au cours des cinq dernières années. 

  • Plus largement, les répondants témoignent des quelques cas d’activisme qu’ils ont constaté dans leur secteur (au-delà de leur propre entreprise). Ainsi, ils affirment que les demandes des actionnaires sont diverses, allant des considérations stratégiques et des fusions-acquisitions aux performances opérationnelles ou financières. D’autres constatent des demandes dans le domaine environnemental, ou encore en matière de rémunération.  

  • En ce qui concerne les méthodes des actionnaires activistes, la plus fréquente reste la soumission de questions lors de l’assemblée générale. Ces questions sont souvent répétitives, voire perçues comme intempestives. Un répondant relate en outre la campagne médiatique négative lancée par un actionnaire activiste. 

Les enseignements les plus intéressants sont probablement ceux qui concernent les techniques de prévention et de défense utilisées par les entreprises belges.  

  • Les participants à l’enquête soulignent d’emblée l’importance d’une communication transparente, honnête et intelligible. Ceci inclut la publication d’un rapport annuel (de durabilité) convaincant, et la fourniture d’une réponse claire aux questions des actionnaires à l’assemblée générale. Il s’agit aussi d’expliquer de manière transparente pourquoi certaines informations confidentielles ou sensibles ne peuvent pas être divulguées.  

  • Certains répondants témoignent de la mise en place d’un programme préventif visant à ce que l’entreprise soit pleinement préparée en cas de campagne activiste. Ce programme comprend « des évaluations régulières (plusieurs fois par an) de la vulnérabilité, un manuel et des documents de préparation, un contrôle de l'actionnariat et un exercice de simulation impliquant la direction générale et les membres du conseil d'administration, et toute une équipe d'experts/conseillers internes et externes prêts à réagir en cas d'activisme de la part d'actionnaires. » 

  • En outre, un dialogue ouvert est perçu comme essentiel par les participants à l’enquête. La possibilité pour les actionnaires de discuter directement avec le CEO et le CFO (durant l’assemblée générale ou en dehors) constitue un exemple de ce dialogue. Un tel dialogue doit être calibré en fonction des caractéristiques et besoins de chaque actionnaire : il n’y a pas d’approche « one size fits  all ». 

  • Enfin, une bonne performance, qu’elle soit financière ou non-financière (ESG), est vue par certains comme le meilleur moyen de prévenir l’activisme. 

 

Conclusions et recommandations 

Dans cette analyse nous avons mis en évidence que l’activisme actionnarial a connu des sommets en 2023, alors qu’un tassement du nombre de campagnes activistes semble s’être amorcé en 2024. Originaire des Etats-Unis, l’activisme actionnarial s’est dorénavant implanté en Europe. Notre analyse indique aussi que son amplitude reste limitée en Belgique, malgré quelques épisodes qui ont fait la une de l’actualité.  

L’on constate par ailleurs que les activistes portent une attention soutenue aux problématiques de gouvernance, telles que la composition du conseil d’administration et les politiques de rémunération, mais aussi aux thématiques ESG. Enfin, les méthodes des actionnaires activistes tendant à se diversifier et à se professionnaliser. Au-delà des classiques « questions » posées à l’assemblée générale, les campagnes médiatiques, les stratégies de vote et les actions en justice font partie de l’arsenal de mesures employées par les activistes. 

Notons aussi que l’activisme actionnarial n’est pas forcément négatif. Les campagnes activistes sont souvent perçues de manière négative, car elles remettent en cause les politiques de l’entreprise et les personnes à la tête de celle-ci. De plus, les méthodes employées sont souvent agressives. Pourtant, la recherche académique a démontré que l’activisme actionnarial est globalement positif pour la valeur de l’entreprise : les campagnes activistes sont souvent suivies d’une augmentation de la valeur de l’action de l’entreprise visée. Cette augmentation tend d’ailleurs à persister à long terme. Selon divers auteurs, la hausse de la performance opérationnelle de l’entreprise est une facteur explicatif de cette augmentation de la valeur actionnariale8. Le professeur de finance Alex Edmans soutient d’ailleurs que les demandes activistes tendent à augmenter la valeur pour l’ensemble des parties prenantes, pas uniquement pour les actionnaires (« grow the pie » plutôt que « split the pie »)9. 

Nous terminerons cet article par quelques recommandations générales destinées aux conseils d’administration des sociétés cotées belges susceptibles d’être affectées par l’activisme actionnarial. Nous nous limitons ici aux recommandations de « bonne gouvernance », et n’aborderons pas ici les aspects juridiques des relations avec les actionnaires. 

 

De l’importance d’être bien préparé… 

  • Le Code belge de gouvernance d’entreprise, dans son article 8.1, recommande un dialogue effectif avec les actionnaires et actionnaires potentiels afin de mieux comprendre leurs objectifs et leurs préoccupations. Ce dialogue pourra prendre la forme de programmes de relations avec les investisseurs. Il consistera une source d’information précieuse pour le conseil d’administration qui pourra identifier les demandes des activistes potentiels et préparer des réponses appropriées en temps utile. 

  • Construisez des contre-pouvoirs efficaces. En posant des checks & balances au sein de sa gouvernance, une entreprise sera mieux préparée à d’éventuelles demandes activistes. Cela concerne en premier lieu la constitution d’une base actionnariale solide, et l’entretien de relations de confiance avec les actionnaires principaux (cf. programmes de relations avec les investisseurs). Par ailleurs, il importe de former un conseil d’administration compétent, et présentant un haut niveau de collégialité et d’indépendance d’esprit. La recherche académique a notamment montré que des incitants appropriés pour le CEO, et des conseils d’administration indépendants assurent un plus grand alignement entre les politiques de l’entreprise et les intérêts des actionnaires, ce qui est susceptible de prévenir les attaques d’actionnaires activistes10 

 

  • Prenez du recul par rapport à la performance de votre entreprise : Faisant preuve d’un esprit critique, le conseil d’administration pourra contribuer à identifier et à remédier aux faiblesses de l’entreprise qui en font un appât pour les actionnaires activistes. Par exemple, il peut être utile d’analyser comment la gouvernance d'entreprise et les informations environnementales et sociales de l'entreprise se situent par rapport aux meilleures pratiques, ou comment les dividendes s'inscrivent par rapport à ceux d'entreprises comparables qui ont été ciblées par des activistes. Le recours à des experts externes sur ces points peut également s’avérer utile11. 

Répondre de manière adéquate aux demandes des activistes… 

  • Les activistes ne sont pas toujours votre ennemi : écoutez-les ! Nous avons établi dans notre analyse que les campagnes activistes peuvent se révéler bénéfiques à la valeur de l’entreprise. De plus, les actionnaires activistes lancent généralement une campagne après une « due diligence » approfondie sur l’entreprise visée. Nous en déduisons que les actionnaires activistes peuvent présenter des demandes et des arguments valides, qu’il est utile d’écouter, même si ces demandes semblent disruptives et agressives. Il est donc utile de considérer leurs revendications de manière objective et sérieuse, et d’évaluer leur bien-fondé.  

  • Cherchez à bâtir un consensus. « La gouvernance est l’art d’aligner les intérêts ». Fort de cet adage, il peut être sensé d’organiser une réunion avec le / les actionnaire(s) activistes afin de comprendre leurs revendications et tenter de trouver un terrain d’entente. Par exemple, l’entreprise pourrait prendre certaines mesures en échange d’un retrait des demandes de l’actionnaire. Ce genre d’accord à l’amiable, à supposer qu’il soit possible, est souvent moins couteux qu’une lutte ouverte au niveau de l’assemblée générale (« proxy fight »)12 

  • Communiquez votre plan d’action de manière convaincante. Au-delà du dialogue avec les activistes, il est crucial que l’entreprise développe un récit crédible afin de rallier à sa cause les autres actionnaires. La réponse de l’entreprise doit ainsi être plus convaincante que le récit des activistes. Par exemple, dans la récente campagne du fonds Bluebell contre Solvay, grâce à une réponse soigneusement élaborée, l’entreprise a obtenu un fort soutien de la part de ses actionnaires. Une proposition visant à ratifier le conseil d'administration a recueilli 92 % des voix lors de la suivante assemblée annuelle des actionnaires de Solvay13. Par ailleurs, il est également conseillé de dialoguer directement avec les autres actionnaires de l’entreprise, pour trouver un terrain d’entente sur la façon de réagir aux demandes de l’actionnaire activiste. L’égalité dans le traitement des actionnaires reste ici un principe clé. 

1 Brav, A., Jiang, W., & Li, R. (2021). Governance by persuasion: Hedge fund activism and market-based shareholder influence. European Corporate Governance Institute–Finance Working Paper, (797). 
2 Belga (29/04/2024). « Marc Coucke demande la démission du président d’Unifiedpost ». Le Soir. https://www.lesoir.be/584267/article/2024-04-29/marc-coucke-demande-la-demission-du-president-dunifiedpost 
3 Sertyn. P. (15/05/2024). “Oekraïne overschaduwt debatten bij Fluxys meer en meer”. De Standaard. https://www.standaard.be/cnt/dmf20240514_97357579 
4 La Tribune (17/05/2024). « Face aux « activistes », TotalEnergies appelle les actionnaires à soutenir Patrick Pouyanné ». La Tribune. https://www.latribune.fr/climat/energie-environnement/face-aux-activistes-totalenergies-appelle-les-actionnaires-a-soutenir-patrick-pouyanne-997768.html  
5 Belga (18/04/2024). “Nestlé staat onder druk van aandeelhouders om gezondere voeding aan te bieden”. De Standaard. https://www.standaard.be/cnt/dmf20240418_96559033  
6 Rossman, J. (16/05/2024). “Shareholder activists take aim at Boards”. Barclays. https://www.ib.barclays/our-insights/shareholder-activists-take-aim-at-boards.html
7 Diligent. (2024).  Shareholder Activism Annual Review 2024. https://www.olshanlaw.com/media/news/1074_Diligent%20Shareholder%20Activism%20Annual%20Review%202024.pdf  
  8 Voir par exemple: Vos, T. (2023). Setting the Scene: The Characteristics, Causes and Consequences of Shareholder Activism. Shareholder Activism in Belgium (Intersentia, 2023). 
9 Edmans, A. (2024). Does Shareholder Activism Split the Pie or Grow the Pie? Harvard Law School Forum on Corporate Governance. https://corpgov.law.harvard.edu/2020/10/15/does-shareholder-activism-split-the-pie-or-grow-the-pie/  
10 Goranova, M., & Ryan, L. V. (2014). Shareholder activism: A multidisciplinary review. Journal of Management, 40(5), 1230-1268. 
11 DiGuiseppe, M. (2024). The director’s guide to shareholder activism. Harvard Law School Forum on Corporate Governance. https://corpgov.law.harvard.edu/2024/07/14/the-directors-guide-to-shareholder-activism-3/  
12 Ibid.  
13 DesJardine, M. (2024). How to Respond to Shareholder Activism. Harvard Business Review. https://hbr.org/2024/07/how-to-respond-to-shareholder-activism